Des docteurs s’humilient pour espérer être recrutés
Le spectacle des détenteurs de doctorat poussés à se couvrir d’humiliation pour obtenir d’être recrutés est la malheureuse conséquence d’une conception « réductrice et existentialiste » du doctorat et, pas seulement, des diplômes. C’est aussi la malheureuse conséquence d’un système éducatif demeuré colonial, c’est-à-dire qui échoue à opérer une véritable mue.
J’ai rencontré, postée cette semaine, la vidéo montrant le corps inerte d’un jeune Camerounais étendu sur le tarmac de l’aéroport international de Yaoundé-Nsimalen. Ayant formé le projet de partir, il a eu la malheureuse idée de se dissimuler dans le train d’atterrissage d’un avion. Cela lui a été fatal ; il a effectué un départ sans retour… On pourrait épiloguer sur les complicités véreuses dont aura bénéficié ce jeune pour échapper aux postes sécuritaires et de contrôle et accéder à l’appareil – il y en a fatalement eu -, mais à quoi bon ? Ça n’est pas le plus important, même si, dans le fond, les causes sont liées. Alors que j’ai sursis pour quelques heures au partage de ce texte, j’ai découvert le spectacle des détenteurs de doctorat poussés à se couvrir d’humiliation pour obtenir d’être recrutés. C’est la malheureuse conséquence d’une conception « réductrice et existentialiste » du doctorat et, pas seulement, des diplômes. C’est aussi la malheureuse conséquence d’un système éducatif demeuré colonial, c’est-à-dire qui échoue à opérer une véritable mue. Sa mission, autrefois, était d’alphabétiser quelques indigènes pour tenir des postes subalternes de l’administration coloniale. Le colon parti, la première élite politico-administrative a tôt fait de le remplacer et, pour s’assurer une longévité aux affaires, d’aliéner toutes les possibilités d’émancipation des masses. C’est la raison pour quoi l’on est haut commis de l’État de père en fils. Avoir reçu un nom vaut toutes les compétences ; n’en avoir pas reçu est signe de chronique médiocrité. Malgré des dénégations, la société camerounaise est constituée de castes.
Des intelligences viendront m’opposer leurs lumières sur la question avec des thèses sur les opportunités qu’offrent l’entrepreneuriat et l’auto-emploi ; mais comment se sent-on et fait-on quand la famille t’a soutenu(e) – au prix de sacrifices et souvent aux dépens d’une longue liste de cadets – dans la voie des études jusqu’en Master ou Doctorat et qu’on est réduit à la situation honteuse de disputer le petit déjeuner à de plus jeunes que soi dans la case familiale ?
On se dit : « il faut partir, qu’importe où « . Après tout, que risque-t-on quand partir devient une sorte de baroud d’honneur ? C’est le mieux qu’ont à faire de nombreux jeunes en défaut de financements fléchés pour éviter d’enrager à la découverte de capitaines d’industries qui n’emploient personne, mais qui croquent en les narguant des centaines de millions de l’argent du contribuable. C’est la race des arrivistes, propagandistes et escrocs écumant les médias de flagorneries abjectes ou qui, à coups de trafics d’influence brodés autour de « leur papa » et « leur maman », détournent et parasitent à leur profit exclusif la promotion sociale. La société camerounaise fourmille de croqueurs de la fortune publique, individus louches et sans références d’aucune sorte, mais qui mènent un train semblable à celui d’un personnage de Saccard, un personnage de LA CURÉE de Zola. Si une jeunesse prospère dans notre société, c’est uniquement celle des cercles et des réseaux.
Voici l’un des problèmes de notre société. La règle de distribution des facilités et des privilèges mesure le mérite ou la médiocrité des individus à leur héritage patronymique. L’ascenseur social est bondé de fils, filles, neveux, filleuls, belles-sœurs, arrières petits-enfants d’anciens X ou Y.
Quelle raison les jeunes issus des classes moyennes et pauvres trouvent-ils encore en ce pays de garder même une once d’espoir ? La fonction publique, dernière issue dont ils disposaient, a fermé ses portes aux diplômés de l’ENS, l’école des fils de pauvres. Ceux qui y sont entrés gagnent une misère et doivent gémir, pleurer et prier ou battre le pavé pour l’obtenir. C’est la malheureuse conséquence d’une conception « existentialiste » du doctorat, qui a poussé certaines institutions universitaires à en faire un objet de commerce ou un produit de consommation de masse. Dans ce cas-là, le risque des contrefaçons est plus élevé… Combien de doctorats décernés le sont parce que chaque localité du Cameroun doit avoir son détenteur de doctorat, ou sur la base de simulacres de recherches (vides de substance) ou de travaux d’emprunt (entièrement ou partiellement plagiés) ? Le constructivisme social à l’œuvre dans les universités d’État transforme malheureusement en arme de destruction massive de la jeunesse des détenteurs des diplômes de l’Enseignement supérieur mais qui ne savent souvent ni quoi ni comment enseigner. Du fait d’un environnement qui leur est plus qu’hostile, beaucoup de jeunes, le cœur serré – car laissant souvent derrière eux vieux parents et famille – font le pari de perdre le peu qu’ils croient avoir. Combien le système éducatif a-t-il perdu d’enseignants aujourd’hui ? C’est une hémorragie continue qui, de mon point de vue, justifie que l’État poursuive des recrutements, parce que le déficit en enseignants au secondaire est criant, fût-ce dans les grandes villes. Qui, cependant, fera jamais le point sur les abandons de poste ou démissions dont, par ailleurs, de très nombreux auteurs qui, bénéficiant de complicités administratives, et pour se venger de la cruauté de leur pays, émargent toujours dans son budget public. C’est par grossière erreur, par inculture ou par volonté de dévoyer un concept noble que l’on tient cela pour de la reproduction sociale. Il s’agit de reproduction familiale. C’est le cas dans l’armée et, globalement, dans la fonction publique. C’est surtout le cas au gouvernement et les hautes fonctions. L’ascenseur social est bondé de noms usés ; les autres, gravés sur une longue liste, attendent désespérément leur tour – qui n’arrive définitivement jamais – de s’y trouver un strapontin.
Dehors donc, ces autres – peuple d’anonymes – cravachent pour se faire un nom ou pour s’ennoblir. Leurs efforts sont pris pour de l’agitation ou considérés avec condescendance et mépris (ils travaillent plus que qui ?). Et quand, enfin, on consent à jeter un regard négligé dans leur direction, c’est – comme pour jeter un os à ronger à un chien – pour le placer sous « l’autorité » d’un kakistocrate qui tient sa place au nostalgique écho du nom de son père.
La plus grande difficulté dans notre société, c’est d’être jeune et de ne pas avoir reçu de patronyme en héritage. Vivre pour ce profil, c’est comme pour un nègre de s’imposer dans le football européen. Il lui faut fournir deux ou trois fois plus d’efforts – encore ne sont-ils pas toujours reconnus – que les filles et fils de privilégiés. Il est assez révélateur que la jeunesse camerounaise opte massivement pour le saut vers l’inconnu (plus souvent périlleux qu’autre chose). Aucune perspective, ni d’être déshumanisée dans le Sahara, ni de nourrir poissons et requins des mers et des océans ou, désormais, de tomber du ciel comme des oiseaux fauchés en plein vol n’est assez dissuasive pour l’empêcher de tenter aventure en ces lieux dangereux. C’est parce que le cynisme et la cruauté des aînés sociaux à son égard sont sans limites.
La différence entre les seniors sociaux, dont le respect ne doit souffrir de rien et les juniors, qui doivent bénéficier de l’accompagnement des premiers est simple : ceux-là ont le regard tourné derrière eux ; ceux-ci l’ont tourné devant eux. C’est une question de rencontre en l’expérience et la vision. Il faut laisser leur chance aux jeunes, il faut leur donner la chance de se créer des opportunités. Il faut préserver leur dignité ! J’ai entendu un jour cette phrase de la bouche d’un senior social : « la jeunesse sait se souvenir ».
Pr Jacques Evouna, Normalien et universitaire.